Le vote jeune sera un paramètre important du second tour opposant le juriste conservateur Kaïs Saïed et le magnat des médias Nabil Karoui dimanche.

Dans un café d’El Mourouj 2, en banlieue sud de Tunis, le climat est morose en ce dimanche d’élections législatives. Certains jeunes ne veulent même pas s’exprimer, d’autres comme Khalil Drihmi, 31 ans, chômeur, rongent leur frein en regardant le match à la télé. « Je veux travailler, mais j’ai beau envoyer des CV, ça ne fonctionne pas. C’est pour ça que je continue d’aller voter, en espérant que ça change, c’est le seul droit que l’on a encore », explique-t-il. Titulaire d’un simple baccalauréat, Khalil avait réussi à trouver un emploi dans la filiale d’une entreprise française, dans la zone industrielle d’El Mghira. Mais après trois ans et la perspective d’une titularisation, l’usine a licencié près de 300 personnes pour en embaucher d’autres.

Depuis, Khalil vit de petits boulots et cherche un emploi stable, dans l’idéal payé 800 dinars par mois (255 euros), le double d’un smic tunisien. « Je ne peux pas espérer un meilleur salaire vu mon niveau d’études mais je veux travailler », insiste-t-il. Sa situation ne l’a pas dégoûté de la politique. Pour le premier tour de la présidentielle, le 15 septembre, il a voté pour Lotfi Mraïhi, un candidat. Pour les législatives, ce 6 octobre, il est allé vers la liste de Safi Saïd, un écrivain et journaliste appartenant lui aussi au courant de la gauche nationaliste. « Les deux représentent des visages nouveaux, un changement par rapport au système », estime-t-il.

Des 18-25 ans inscrits sur les listes électorales, seuls 9 % sont allés voter aux législatives alors qu’ils représentaient près de 70 % des nouveaux inscrits en 2019. Il est difficile de prédire ce que sera leur mobilisation pour le second tour de l’élection présidentielle de ce dimanche 13 octobre où s’affrontent le juriste conservateur, Kaïs Saïed, et l’homme d’affaires Nabil Karoui, récemment libéré. Mais une chose est sûre : l’attente d’un changement, toutes tendances politiques confondues, est forte.

Désir de réappropriation du pays par sa jeunesse

A quelques mètres des maisons ombragées de bougainvilliers et du calme de la zone résidentielle de Mourouj 1, dans un autre café, Ali et Chiheb, tous les deux 28 ans, font une partie d’échecs. Ces deux ingénieurs en informatique ont vécu à l’étranger mais ont choisi de revenir en Tunisie, pour être plus proches de leur famille. Ils n’ont pas de problème de chômage, font même partie des cadres du pays, mais comme pour Khalil, leur désir d’une réappropriation du pays par sa jeunesse est clair.

Chiheb ne fume que des cigarettes de la marque tunisienne 20 Mars, un geste politique en adéquation avec le slogan de son candidat au premier tour de la présidentielle, Lotfi Mraïhi, de « consommer local et d’arrêter l’importation ». « Je trouve que les ingérences étrangères sont trop importantes. Nos modes de consommation sont influencés et c’est mauvais pour l’économie du pays », juge-t-il. Chez beaucoup, la préservation d’une identité tunisienne est une question importante.

Ali nuance : « C’est aussi grâce à certaines entreprises françaises qui ont pris d’assaut le marché de l’informatique en Tunisie, que les salaires ont augmenté par exemple. » Pour les législatives, lui a hésité jusqu’à la dernière minute entre la gauche sociale-démocrate représentée par le parti Attayar (22 sièges) et la coalition de tendance islamiste, El Karama, menée par le sulfureux avocat Seifeddine Makhlouf (21 sièges). « Il est très tourné vers le digital avec par exemple la proposition de faire son passeport en ligne, j’ai trouvé qu’il touchait vraiment les jeunes dans son discours et puis il faut que l’on ait des voix d’opposition aux partis traditionnels à l’Assemblée », insiste Ali.

37 % des jeunes ont voté Kaïs Saïed au premier tour

Chiheb, lui, a voté pour la liste d’un des premiers candidats indépendants de l’Assemblée de 2014, Yassine Ayari, dont il a regardé toutes les déclarations et les vidéos sur YouTube. Pour s’informer sur la politique, il compile ce qu’il trouve sur Facebook, ce qu’il entend à la radio et YouTube, mais il n’allume jamais la télévision. Mouna Khlifi, une enseignante de 31 ans, a elle aussi éteint la télévision depuis longtemps. Elle a voté pour le Front populaire, parti de gauche, aux législatives. Pour ce second tour de la présidentielle, elle votera Kaïs Saïed « tout simplement parce que je ne veux pas d’un homme d’affaires comme président ». « Nous avons été déçus, mais le vote reste important pour moi. Il s’agit quand même du futur de notre pays », ajoute-t-elle.

Bien qu’il fasse peu l’objet d’études sociologiques ou de statistiques, le vote des jeunes est devenu un facteur important dans cette élection notamment parce que 37 % ont voté en faveur de Kaïs Saïed au premier tour. « On a là à la fois une jeunesse politisée qui est en quête d’une autre culture politique, et une jeunesse plus marginalisée mais qui veut aussi un changement radical », analyse Mohamed Sahbi Khalfaoui, enseignant en sciences politiques à l’université de Jendouba.

L’autre candidat, Nabil Karoui, dont on estime qu’il a attiré le vote des populations plus âgées et défavorisées, ne laisse pas non plus indifférent une partie de la jeunesse. Ezzedine Cherif, un entrepreneur de 23 ans basé à la Marsa, en banlieue nord de Tunis, estime qu’il faut un président comme lui : « Il est passé par tellement de problèmes et de crises, qu’au final, c’est quelqu’un qui a du courage politique et qui saura dire non. » En plein lancement d’une nouvelle application, il souffre des limites du secteur bancaire en Tunisie et du manque de digitalisation de l’économie. Pour lui, une rupture avec les précédents gouvernements est nécessaire. « Au final, ce n’est pas tant le fait que le candidat soit moral ou pas qui m’importe, c’est plutôt le fait qu’il puisse taper du poing sur la table quand il le faut », dit-il.

Vote « utile » pour contrer le parti islamiste

D’autres encore sont allés vers le vote « utile », concept encouragé en 2014 par l’ancien président Béji Caïd Essebsi pour contrer le parti islamiste Ennahda. Abdellatif Saada, un informaticien de 27 ans qui habite dans la banlieue sud de Ben Arous, l’explique bien : « J’ai voté pour une figure de la gauche au premier tour puis aux législatives pour le parti de Nabil Karoui. Je sais que c’est un virage à 180 degrés mais pour moi cela faisait sens de renforcer une coalition parlementaire. Donc je vais voter pour lui au second tour de la présidentielle. Je rejette les autres candidats car tous ont un lien avec l’ancien système. »

Amina Ben Ayed, une étudiante de 24 ans qui vit en France, votera aussi pour Karoui ce 13 octobre mais par conviction. « Le programme de Karoui s’adresse aux jeunes. Il parle d’éducation de qualité pour toutes les classes sociales, il est en phase avec l’ère digitale et propose notamment d’introduire le codage dans les programmes scolaires. Moi j’ai été en sa faveur dès qu’il a annoncé sa candidature », témoigne-t-elle. Elle estime que le candidat de 56 ans représente une forme de renouveau pour la jeunesse tunisienne, qu’elle dit « laissée pour compte ».

A cette jeunesse qui vote, s’en greffe une autre, abstentionniste, et dont le poids n’a cessé d’augmenter d’une élection à l’autre. Ainsi, Fawz, 33 ans, journaliste dans la culture, qui a décidé de s’abstenir au second tour. « C’est vraiment difficile de faire un choix. Pour moi, les deux candidats sont très dangereux : d’un côté je trouve que Kaïs Saïed représente un danger notamment pour les droits des femmes, de l’autre on a un corrompu et un mafieux avec Nabil Karoui. Donc je ne voterai pas », prévient-elle.

Source: Lemonde.fr

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