Alors que les troupes burundaises opèrent depuis le début de l’année sous mandat de l’East African Community (EAC) dans la province du Sud-Kivu, le chef de guerre Michel Rukunda, alias Makanika, ne se montre plus. Retranché sur les hauts plateaux surplombant le lac Tanganyika, cet ancien colonel déserteur, en 2019, des Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC) a pris le commandement des milices banyamulenge Twigwaneho (« Défendons-nous » en langue kinyamulenge).

Face à la 12e brigade de réaction rapide de l’armée congolaise en poste à Minembwe, aux Maï-Maï et aux groupes armés burundais et rwandais, Makanika a surpris par son sens tactique et sa capacité à s’équiper militairement.

Le Federal Bureau of Investigation (FBI) et les services congolais, soit l’Agence nationale de renseignements (ANR) et le renseignement militaire soupçonnent l’organisation communautaire Mahoro Peace Association (MPA), établie aux Etats-Unis, d’avoir financé son effort de guerre à hauteur de plusieurs centaines de milliers de dollars.

Un sujet particulièrement sensible, qui a été abordé en septembre 2020 au siège du Département de la justice, à Washington, en présence de responsables du Département d’Etat, du FBI et du Bureau of International Narcotics and Law Enforcement Affairs (INL), ainsi que du Congolais Serge Tshibangu.

Ce dernier vient alors tout juste d’être nommé envoyé spécial du président Félix Tshisekedi, chargé des relations avec les Etats-Unis et Israël. Il effectue son premier déplacement officiel sur le sol américain pour assister à cette réunion de haut niveau. De sérieux soupçons de soutien financier de la MPA à Makanika sont évoqués. Quelques mois plus tard, c’est au tour de l’ancien ambassadeur américain en poste à Kinshasa, Mike Hammer, d’être alerté à ce sujet par le renseignement congolais et d’en faire part aux services de sécurité de son pays.

Le traumatisme fondateur de Gatumba

Washington et Kinshasa soupçonnent un vaste réseau, opérant sous couvert d’une association humanitaire américaine, de financer les milices communautaires banyamulenge. Les Twigwaneho en RDC.

13 000 kilomètres des hauts plateaux du Sud-Kivu, cette organisation influente au sein de la diaspora banyamulenge aux Etats-Unis alerte régulièrement sur les persécutions dont est victime la communauté, exposée, selon elle, à un risque de « génocide ». Elle se présente comme une ONG constituée dans la foulée du massacre en 2004 de réfugiés banyamulenge à Gatumba, au Burundi, par des éléments des Forces nationales de libération (FNL, un mouvement rebelle hutu burundais). La diaspora va alors se structurer et s’organiser pour répondre à l’urgence et collecter des fonds.

Officiellement, la MPA se focalise sur la crise sécuritaire et humanitaire en cours sur les hauts plateaux dans l’est de la RDC. Elle œuvre à la « cohabitation pacifique et au développement » dans cette zone reculée et plus largement en RDC où les Banyamulenge sont de longue date stigmatisés. Jamais, la MPA n’a fait état de ses liens avec les milices aux ordres de Makanika, responsable d’exactions et de recrutements d’enfants soldats.

Le chef de guerre comme certains cadres de la MPA  et plus largement une partie de la communauté banyamulenge a naguère officié dans plusieurs rébellions. De l’Armée patriotique rwandaise (APR) constituée dans les années 1990 par Fred Rwigema et Paul Kagame avec le soutien de Yoweri Museveni à l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo), en passant par le RCD (Rassemblement du Congo pour la démocratie).

« Une aide financière importante »

La MPA assure auprès d’Africa Intelligence que les fonds récoltés sont exclusivement destinés à de l’assistance humanitaire. Pourtant, Washington et Kinshasa ont acquis la conviction que cette aide s’est accompagnée, depuis 2019, d’un appui financier secret aux Twigwaneho, qui s’est accéléré l’année suivante avec la rébellion de Makanika. Selon eux, les fonds récoltés ont alors permis la montée en puissance des miliciens sur les hauts plateaux. Au sein de la MPA, cette nouvelle stratégie est impulsée par Alexis Nkurunziza, membre du comité exécutif de l’association, et ex-officier du renseignement au sein du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame, à la fin des années 1990.

Il est suspecté d’avoir facilité le soutien à Makanika qui a réorganisé le contingent des Twigwaneho (dont l’importance est difficile à évaluer, mais qui pourrait compter plus d’un millier de membres), l’a équipé et l’a doté d’un véritable état-major militaire dans la localité congolaise de Bijabo. Un bouleversement observé par la Mission des Nations unies en RDC (Monusco), ainsi que le groupe d’experts de l’ONU pour la RDC, qui mentionne sans plus de précisions, dans un rapport daté de juin 2021, l’existence  » d’une aide financière importante de certains Banyamulenge vivant à l’intérieur ou à l’extérieur de la RDC « .

Près d’1,5 million de dollars

D’après des documents comptables de la MPA consultés par Africa Intelligence, l’association perçoit en moyenne un peu plus de 40 000 dollars par mois de la part de ses adhérents. A ce chiffre s’ajoutent les sommes collectées à travers un réseau de mutualités banyamulenge, disséminées en Europe, en Australie, au Canada et dans la sous-région. Chaque adhérent est incité à participer via de petites sommes, comprises entre 20 et 50 dollars. Refuser, c’est prendre le risque de pressions sociales, voire d’être exclu de la communauté.

La distribution des collectes est supervisée par l’association Gakondo. Dirigé par le Belge Félix Nyirazo Rubogora, cet organe, créé il y a moins de deux ans, chapeaute l’ensemble des mutualités banyamulenge, la MPA en a été l’un des principaux contributeurs. Américains et Congolais estiment que près d’1,5 million de dollars ont pu ainsi transiter, depuis 2020, jusqu’aux hauts plateaux du Sud-Kivu. Ils ont décortiqué la toile de ces mutualités banyamulenge, la plupart dénommées « Shikama », réparties en RDC (à Kinshasa, Goma, Bukavu, Uvira et Minembwe), dans les pays limitrophes (Rwanda, Ouganda, et Burundi), ainsi qu’au Kenya et en Afrique du Sud.

La multiplication des transferts confère une certaine opacité au système financier, via notamment l’utilisation du mobile money. Les enquêteurs ont pu identifier certains intermédiaires, comme un employé de l’ambassade de la RDC au Burundi, ou encore un certain John Mukiza, salarié pour le compte de l’organisation de la Communauté économique des pays des Grands Lacs (CEPGL) et frère du général Charles Bisengimana qui officie au sein de la Police nationale congolaise (PNC). Côté congolais, on retrouve aussi le docteur Lazare Sebitereko, recteur de l’université Eben-Ezer de Minembwe, et l’un des fondateurs de l’ancien groupe armé banyamulenge des Forces républicaines fédéralistes (FRF, dont a été membre Makanika).

Cavalier seul

Fin 2022, la MPA a pris ses distances avec Gakondo, sur fond de désaccord stratégique. Avec plus de 7000 membres, l’association américaine est structurée de manière si sophistiquée qu’elle peut se permettre de poursuivre seule sa route. Le maillage local de MPA aux Etats-Unis se compose de plus de 70 représentants, du Kansas au Texas, en passant par le New Hampshire. Les autorités congolaises les soupçonnent en outre de disposer de « cellules » à Goma, Uvira, Bujumbura et Nairobi, toutes distinctes des mutualités banyamulenge gérées par Gakondo et opérant indépendamment. L’ensemble est dirigé depuis Dallas, au Texas, par la présidente de MPA, Adèle Kibasumba Ndaba, et son vice-président, Jean de Dieu Ndarahuye Irankunda.

Des cadres de l’organisation résidant aux Etats-Unis ont œuvré par le passé au sein de groupes armés ayant, là encore, sévi dans l’est de la RDC. Comme David Munyamahoro Banoge, qui a fait fonction de trésorier au sein du comité de direction de la MPA entre 2020 et 2022 – – il était précédemment un membre influent de la mutualité banyamulenge à Bujumbura. Vingt ans plus tôt, il était officier de renseignement pour le compte du RCD à Uvira, cité frontalière avec le Burundi, où certains témoins font mention de son rôle présumé dans l’exécution de réfugiés hutus. Banoge fait partie des survivants du massacre de Gatumba.

Il existe également au sein de la galaxie MPA un discret groupement nommé Abarwanashyaka (« Volontaires » en kinyamulenge) rassemblant d’anciens combattants, et dont les cotisations sont soupçonnées d’être essentiellement dirigées au bénéfice aux Twigwaneho. La plupart ont fait le coup de feu au sein du RCD, à l’image de son responsable John Nyabashoshi Mukiza, ancien major au sein de la rébellion et actuellement installé au Texas.

De quoi s’attirer quelques problèmes avec la justice américaine, pour qui l’appartenance passée à un groupe armé peut s’apparenter à une violation de la loi fédérale sur l’immigration. De son côté, MPA assure que « chaque membre de notre organisation, comme toute personne s’installant aux Etats-Unis, a fait l’objet d’un processus de vérification de ses antécédents ».

Des relais de la MPA à Kinshasa

De Kinshasa à Washington, en passant par les Nations unies, les enquêteurs se sont également penchés sur les liens de certains responsables politiques congolais avec la MPA. C’est le cas du député national du Sud-Kivu, Moïse Nyarugabo, considéré comme l’un des parrains de l’organisation.

  Contacté par Africa Intelligence, ce dernier « réfute toute relation particulière » avec l’association, si ce n’est « des liens familiaux et amicaux ». « Je n’ai jamais eu connaissance de ces transferts financiers au groupe de Makanika », affirme-t-il. Nyarugabo, qui voit d’un bon œil les Twirwaneho – « sans leur action, il ne resterait plus un seul Banyamulenge » -, est un proche d’Azarias Ruberwa, président fondateur du RCD (après la transformation du groupe armé en parti politique) et ex-vice président de la RDC entre 2003 et 2006 tout en restant un leader politique de sa communauté.

Ruberwa est l’oncle direct du docteur Freddy Kaniki, ancien membre du comité exécutif de la MPA entre 2009 et 2011, et considéré par nos sources comme l’un des stratèges de l’association. L’intéressé se présente comme un enseignant, chercheur et docteur en pharmacie, installé en Alaska. Il réfute auprès d’Africa Intelligence toute fonction exécutive au sein de l’association, ainsi que l’existence de transferts financiers entre l’association et les groupes Twigwaneho. Des accusations dont il attribue la paternité à des dissensions au sein de la communauté banyamulenge.

Freddy Kaniki a gardé un lien fort avec la région des Grands Lacs, et plus particulièrement avec le Burundi. Dans la capitale économique, Bujumbura, il a fondé en 2014 une école supérieure, la Burundi American International Academy (BAIA), où des enfants de Pierre Nkurunziza, sont scolarisés. Proche de l’ancien président burundais jusqu’à son décès en 2020, Kaniki a tenté de convaincre Gitega de l’intérêt à appuyer les Twigwaneho dans la lutte contre les rebelles Red Tabara.

Porosité avec le M23

Au même titre que l’Ouganda et le Rwanda, le Burundi constitue une base arrière précieuse pour les Twigwaneho, en raison de la présence de camps de réfugiés banyamulenge – qui constituent un réservoir de potentiels combattants. Ce recrutement inquiète d’autant plus les autorités congolaises, qu’il s’accompagne d’une porosité toujours plus grande entre les troupes de Makanika et celles du M23, emmenées par Sultani Makenga. Une source onusienne note toutefois que, s’il y a un rapprochement évident entre les deux groupes, leur jonction opérationnelle n’est pas encore effective.

Malgré la connaissance par les autorités de cet écosystème et de ses liens avec les responsables de la MPA, le dossier n’a pour l’heure débouché sur aucune poursuite sur le sol américain. Plusieurs de leurs agents s’en enquièrent pourtant régulièrement. Certains d’entre eux ont fait le déplacement à plusieurs reprises à Kinshasa, à l’image de l’agente spéciale Mary Boese, qui couvre la RDC depuis l’ambassade américaine de Nairobi, de son homologue à Pretoria, et d’un troisième agent venu de Washington courant 2022.  Contacté par Africa Intelligence, le FBI s’est refusé à tout commentaire.

Par Gédéon Ngango

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